Promenade sur les allées Jean Jaurès
« La forme d’une ville change plus vite (hélas) que le cœur d’un mortel »
(Charles Baudelaire, « le Cygne », à Victor Hugo)
La ville de Nîmes dispose de composantes patrimoniales plurielles au croisement de valeurs culturelles et naturelles, mais également symboliques et immatérielles qui se combinent et s’assemblent pour lui conférer une valeur d’ensemble, que l’on peut qualifier de « paysage culturel » au sens de l’Unesco.
Comment définir ce qui caractérise la ville et la rend unique ?
Deux sources d’eau, la source de la Fontaine et l’arrivée de l’aqueduc venant de la source d’Eure, lui ont permis de se développer sous une couronne de collines avec un ensemble remarquable de monuments antiques.
Elle a disposé au cours du temps d’une série d’enceintes successives, l’enceinte augustéenne (220 ha) réduite au Bas empire, remplacée par une enceinte médiévale (40 ha) correspondant au tracé des boulevards du centre-ville.
Un Jardin XVIIIème remarquable, l’un des premiers jardins publics de France, commandé pour servir de réservoir d’eau à l’industrie nîmoise. Grand jardin classique, composé de manière syncrétique en lien avec l’Antique, étagé en trois temps dans l’espace, avec en bas un jardin « de château » d’agrément fait de pierre, d’arbres et d’eau, présenté sur un fond boisé de bosquet, à l’italienne avec la Tour Magne en couronnement.
Le jardin avec le canal offre un « paysage urbain historique » particulier qui vient en greffe avec la ville dont la composition comporte trois périodes d’intervention majeures : d’abord au XVIIIème siècle avec le tracé par Jacques-Philippe Mareschal d’un Cours neuf, proposé comme une promenade urbaine plantée, avec un nouveau quartier traité dans un projet d’esprit baroque, combinant une trame normée avec des voies biaises qui se rencontrent aux carrefours pour former des pattes d’oie, beau parti d’urbanisme XVIIIème repris et développé par Jean-Arnaud Raymond en 1785, ensuite au XIXème avec les plans d’alignements successifs et l’intervention majeure de Victor Grangent et Charles Durand dans l’esprit néoclassique, enfin au XXème siècle, sous le mandat de Jean Bousquet, avec la proposition par Norman Foster de poursuivre le tracé de l’axe Jean Jaurès pour guider le développement de la ville dans la plaine des Costières.
La ville de Nîmes a engagé la mise en valeur de son patrimoine avec la restauration de ses édifices antiques, la Maison Carrée et maintenant l’amphithéâtre pour lequel un programme pluriannuel est annoncé. Pour la mise en valeur de son patrimoine urbain, elle a mis en place un site patrimonial remarquable avec un secteur sauvegardé correspondant à l’Ecusson et a engagé une étude d’aire de mise en valeur de l’architecture et du patrimoine sur le quartier Nord-Gambetta (non approuvée à ce jour). Elle envisage une extension mesurée du Plan de sauvegarde et mise en valeur (PSMV) intégrant le canal et le jardin de la Fontaine et maintient sa candidature pour un label au patrimoine mondial avec la Maison Carrée.
L’avenue Jean Jaurès dans le projet urbain
Plusieurs projets récents de démolition, reconstruction dans les faubourgs de la ville et sur l’avenue Jean Jaurès, ont fait l’objet d’alertes dans la presse avec parfois, le rappel de l’inventaire patrimonial mené par l’Académie de Nîmes, travail dont l’objet était de préciser à travers le regard de Nîmois quels édifices participaient de leur patrimoine.
L’avenue Jean Jaurès a fait l’objet récemment d’un beau projet de mise en valeur par Jean-Michel Wilmotte. Son parcours comporte 18 édifices repérés dans le recensement réalisé par l’Académie :
- 1 édifice classé Monument Historique (N° 1b, avec la tête d’îlot rue de Sauve qui comporte des mosaïques gallo-romaines en sous-sol)
- 3 édifices « exceptionnels » (N°25 et 25 bis, 56 ter et 63)
- 8 édifices « remarquables » (N° 1a, 2 et 4, 11, 13, 34, 38, 50, 58)
- 5 édifices « intéressants » (N° 12, 15 et 15 bis, 17, 21, 32) et une série de trois (N° 18, 20, 24)
La ville est en constante évolution, son développement est encadré par le Plan Local d’Urbanisme (PLU), règlement qui fixe le droit du sol. Le projet urbain, défini à l’époque de Jean Bousquet sur l’idée de Norman Foster, était de poursuivre le projet classique de « Cours neuf » dans l’axe du jardin de la Fontaine, en faisant d’elle la «Vème avenue » de la ville. Afin de préserver la cohérence urbaine des constructions, des règles d’architecture ont été définies à l’époque. On peut facilement repérer ces immeubles grâce à leur composition avec un rez-de-chaussée comportant une galerie traitée en portiques entresolés.
Le plan local d’urbanisme
Une consultation du Plan local d’urbanisme PLU permet de connaître les règles applicables.
Le PLU distingue deux zones, la zone IIIUB qui « prolonge le secteur sauvegardé » et la zone VUB qualifiée de « zone urbaine péri centrale de moyenne densité ».
Quatre secteurs réglementaires sont définis sur son parcours, entre la Fontaine et la voie ferrée :
- IIIUBb avec le canal de la Fontaine et le côté Ouest du boulevard Victor Hugo, jusqu’aux rues Isabelle et Fernand Pelloutier.
- IIIUBa des rues Isabelle et Fernand Pelloutier à la rue du Mail
- IIIUB de la rue du Mail (centre culturel Pablo Neruda) à la place Séverine, dans l’axe de la rue Dhuoda
- VUB de la place Séverine au boulevard du Sergent Triaire
Les hauteurs constructibles sur l’avenue varient de 12 m (IIIUB, IIIUBa et VUB) à 15 m (IIIUBb), ce qui correspond respectivement à R+3 (soit 4 niveaux de 3 m, plancher compris) et R+4 (soit 5 niveaux). Dans le secteur VUB, le 3ème étage doit être en retrait de 3 m de la façade, ce qui est équivalent à un R+2 sur rue.
En résumé les hauteurs constructibles sont de 12 à 15 mètres et les emprises bâties varient de 100% à 75 %. L’effet de cette réglementation est de densifier la ville, ce qui est tout à fait justifié dans un objectif de développement durable. Cela induit une forte pression de spéculation immobilière qui porte principalement sur les constructions basses, de taille moindre ou moyenne, implantées dans des jardins ou sur des terrains arborés assez importants, car cela offre une opportunité d’opération.
Les emprises bâties constructibles sont définies en fonction de la surface du terrain :
- de 0 à 400 m², 100 % l’ensemble du terrain peut être bâti
- de 400 à 2000 m², 85 %
- au-delà de 2000 m², 75 %
En résumé les hauteurs constructibles sont de 12 à 15 mètres et les emprises bâties varient de 100% à 75 %. L’effet de cette réglementation est de densifier la ville, ce qui est tout à fait justifié dans un objectif de développement durable. Cela induit une forte pression de spéculation immobilière qui porte principalement sur les constructions basses, de taille moindre ou moyenne, implantées dans des jardins ou sur des terrains arborés assez importants, car cela offre une opportunité d’opération.
Le but de notre Académie est de proposer un regard nouveau à la Ville afin de promouvoir une démarche de développement intégré permettant d’inscrire la mise en valeur du patrimoine dans le projet urbain et, dans ce contexte, d’accorder une attention particulière à la qualité des projets nouveaux.
La partie haute de l’avenue Jean Jaurès se situe dans les rayons de protection des 500 m définis aux abords de deux monuments historiques avec le Jardin de la Fontaine et le n° 1 B (ces rayons de protection descendent au Sud jusqu’à la rue de la Bienfaisance). Dans ce « périmètre », tous les projets sont soumis à l’avis de l’Architecte des Bâtiments de France (ABF), ce qui, faute d’autre outil de protection, lui permet de donner un avis conforme sur les projets de démolition et de construction.
L’avenue Jean Jaurès est une composante importante de la structure urbaine de la ville au même titre que le tour des boulevards, l’avenue Feuchères et le canal de la Fontaine. Sa valeur patrimoniale a été rappelée avec le recensement du patrimoine réalisé par l’Académie.
Nous savons qu’il y a « patrimoine » quand nous ressentons un sentiment de perte, suite à une démolition. Cela a été le cas pour la maison Art nouveau, située au n° 58 ter de l’avenue, qui était un témoin intéressant de ce style dans notre ville. Nous savons aussi que la notion de patrimoine est en constante évolution. Elle se forge dans le temps et se développe en fonction de nos découvertes.
C’est une valeur culturelle plurielle qui fonctionne par agrégation. Elle peut être approchée à différents niveaux d’intérêt, qu’ils soient urbain, paysager, historique ou architectural et stylistique mais aussi parfois archéologique, technique, littéraire, pittoresque (ce qui mérite d’être peint) ou même poétique.
On doit en préalable rappeler sa valeur archéologique avec le grand projet d’aménagement confié à Jean-Michel Wilmotte, qui nous a permis d’ouvrir une fenêtre de 800 mètres de long sur la ville antique sous la « promenade plantée » dessinée par Mareschal.
Promenade sur l’avenue Jean Jaurès
Tout d’abord l’avenue est un élément de composition urbaine, axe structurant de la ville dans l’alignement de la tour Magne et du jardin de la Fontaine vers les Costières ; la lecture de cet axe se révèle à nous depuis la tour Magne et ses terrasses successives en descendant le jardin.
Le parcours de l’avenue permet de découvrir des séquences urbaines et des paysages urbains, avec des ambiances particulières rappelant l’histoire de la ville, sa formation dans le temps, dans ce qui a été autrefois la campagne, avec une stratigraphie d’architectures formant un collage comportant des séries, petites maisons de faubourg datant des XVIIIème et XIXème siècles, des hôtels particuliers, maisons de ville et villas sur jardin, immeubles bourgeois ou de rapport, etc…
Voici reportés sur un plan les éléments, les édifices et les espaces, qu’il semble important de mettre en valeur :
Les témoins du projet d’urbanisme de Mareschal et Raymond
Au XVIIIème siècle, avec la création du jardin de la Fontaine et la proposition de Jacques-Philippe Mareschal développée par Raymond, la ville sort de ses remparts. Elle se développe suivant un grand plan régulier dans les campagnes avec le tracé du Cours neuf et les faubourgs. Afin de garantir le tracé urbain défini par Mareschal, la collectivité a construit les façades en rez-de-chaussée, ce qui donne parfois des architectures hybrides avec des étages XIXème en appui sur un rez-de-chaussée XVIIIème.
Les témoins de ce projet sont importants, outre les constructions qui accompagnent le tracé du jardin, avec la façade « fossile » de la rue des Tilleuls (dont l’état justifie des travaux conservatoires et une protection d’urgence) et l’ensemble bâti formant le côté Sud du premier îlot Nord-Est (correspondant à l’immeuble protégé), il reste le long de l’avenue, en 18 endroits (dont 9 autour de la place Jules Guesde), des chaînes d’angle ornées de refends qui témoignent du projet de ville XVIIIème.
On découvre sur le parcours, le long des allées, différentes architectures historiques avec des immeubles qui présentent un intérêt particulier par leur dessin et leurs décors, caractéristiques de leur époque. Ce sont des témoins architecturaux qui participent de la mémoire de la ville (pavillon XVIIIème, hôtel particulier XIXème, immeuble de rapport, bâtiment de commerce, immeuble paquebot années 30, composition début XXème, maison avec jardin, etc…).
Avenue Jean Jaurès les n° 1, 2, 4, 3, 5, 9, 11, 15, 23 bis, 33, 38, une série de trois avec les 45, le 45 bis en symétrie et le 66, le n° 58 ter (art déco), place Jules Guesde le 37 rue St Laurent, n°57, 82 bis, 84, 63, au sud du n°88 le 2 rue Auguste Bosc et le n° 94.
Ces architectures sont aussi à découvrir dans leurs détails de construction, qui, par leur composition et leur facture, permettent de mieux exprimer le caractère et de révéler leur variété et leur diversité.
Ces détails que l’œil doit s’exercer à repérer, détails de bois, de pierre, de fer ou de mortier, participent du décor urbain et de la modénature architecturale.
Pour le XXème siècle on remarque une grande composition d’architecture avec trois tours devant le centre culturel Pablo Neruda derrière le n°45 (immeuble « Provence ») et sa jumelle au 2, rue Henri Bataille (immeuble « Languedoc »), avec en fond le 3, place Hubert Rouger (immeuble « Aigoual »).
Le lycée Ernest Hemingway (ancien lycée Camargue) au n°98, est une barre témoin de l’architecture XXème siècle qui a été altérée récemment par une mise en couleur et l’ajout de ventelles.
Des marqueurs paysagers ou repères urbains, tels la pyramide commémorative, le « taureau » et la sculpture de Bernard Pagès devant le centre culturel Pablo Neruda ainsi que des espaces délaissés, en friche, à recomposer ou à mettre en valeur.
La place Séverine, dont le traitement minéral avec une fontaine cachée se lit comme un vide, au centre d’un giratoire fonctionnel, pourrait être traitée en square et mise en valeur dans un contexte architectural à composer.
L’avenue est en constante évolution comme le montrent les projets en cours soulignant la forte pression immobilière et le dynamisme des promoteurs.
Nous devons constater que certaines réalisations récentes sont faites hors contexte, parfois trop hautes ou d’une expression architecturale décalée, qui ne tient pas compte de l’ambiance, de l’histoire et du paysage urbain. Cela est regrettable et pour tout projet engagé, nous devrions nous poser la question et faire la balance de ce que l’on a et de ce que l’on gagne ? L’intérêt commun étant que tout nouveau projet participe de la valeur d’ensemble.
Il ne faut pas oublier la valeur sociale et politique de l’avenue, lieu de rencontre avec ses marchés et ses cafés, lieu de déambulation urbaine, de promenade et d’animation pour certaines fêtes ; valeur environnementale, espace de respiration urbaine végétalisé participant du confort urbain et permettant de lutter contre le réchauffement climatique ; valeur paysagère à caractère pittoresque et symbolique, dans le grand paysage, avec la structure urbaine en lien avec le mont Cavalier par le jardin de la Fontaine, ainsi que pour les différents paysages urbains avec les ambiances qu’ils offrent en transition avec les faubourgs. Par tous ces éléments, elle participe de l’identité nîmoise et de la mémoire collective.
Il ne s’agit que d’une première lecture rapide et l’enjeu urbain que constitue cette avenue dans le projet de Ville pour demain justifie d’engager une étude plus approfondie permettant de confirmer les conditions de développement et de mise en valeur de l’avenue. Pour compléter, il faut repérer les séquences architecturales intéressantes à préserver, définir leur évolution possible (surélévation ?) et s’interroger sur les règles actuelles d’emprise et de hauteur. Pour cela il serait intéressant de disposer d’une élévation continue des deux côtés, afin de confirmer de manière plus précise le «velum», c’est-à-dire les hauteurs et profils de construction pertinents en fonction du déroulé de l’avenue. Certaines règles de composition sont à définir pour encadrer les projets et permettre un développement harmonieux ; il faut rappeler les principes de composition architecturale fixés au XVIIIème siècle ou au XIXème avec les façades entresolées définies par Grangent et Durand et plus récemment celles de l’époque de Jean Bousquet.
Cette promenade rapide est l’occasion d’inviter à porter un nouveau regard sur les allées Jean Jaurès, de se poser la question du devenir de ce patrimoine et des outils à mettre en place (PLU patrimonial ou Plan de valorisation de l’architecture et du patrimoine PVAP) pour permettre un développement intégré de cette partie de ville afin d’inscrire au mieux ses valeurs culturelles et sociales dans la fabrique de la ville de demain.
Antoine Bruguerolle, novembre 2022