Maison Art Déco

Le patrimoine disparu : La maison art déco
58 ter allées Jean Jaurès

La maison art déco 58 ter allées Jean Jaurès (©photo F.Cabane)

En juin 2021, les Nîmois ont vu disparaître sous les coups des démolisseurs une élégante maison située au coin des allées Jean Jaurès et de la rue de l’Abattoir. Cette bâtisse, construite au début du XXe siècle, témoignait de l’histoire des allées et de ce quartier.

Un peu d’histoire

Les allées Jean Jaurès sont nées au XVIIIe siècle sous le nom de « Cours Neuf » à l’initiative de Jacques-Philippe Mareschal, ingénieur du Roi, directeur des fortifications du Languedoc. Venu à Nîmes en 1740 pour superviser le dégagement de la source de la Fontaine et des monuments antiques redécouverts à cette occasion, il y travaille pendant plus de 20 ans. Il dessine un magnifique jardin classique, premier jardin public d’Europe sur l’emplacement du sanctuaire du culte impérial, conçoit le canal pour relier le jardin à la ville médiévale et crée de nouveaux quartiers le long d’un axe majeur, le Cours Neuf. Destiné à devenir la colonne vertébrale d’une ville nouvelle à l’ouest de l’Ecusson, le Cours Neuf change, au fil de l’histoire, d’appellation : cours Napoléon au début du XIXe siècle, boulevard de la République en 1875, boulevard Jean Jaurès en 1919, avenue de la Camargue en 1940 sous le régime de Vichy avant de redevenir avenue Jean Jaurès en 1944 puis allées Jean Jaurès depuis 1992.

Plan Marechal 1755 encre sur papier (© Musée du Vieux Nîmes)

Les allées Jean Jaurès ont d’abord été un axe industriel majeur au début du XIXe siècle avant que ne s’y édifient dans la seconde partie de ce siècle et au début du XXe siècle, quelques fort belles maisons. L’avenue conçue par Jacques Philippe Mareschal a d’abord été tracée jusqu’au jeu de Mail (actuelle rue du Cirque romain). Elle connaît une première extension en 1848 jusqu’au rond-point de la place Séverine dans le cadre des chantiers dits de « charité » que la Ville organise pour occuper les chômeurs. En 1850, l’implantation d’un grand marché aux bestiaux sur l’emplacement du jeu de Mail et d’un cimetière ainsi que la construction de nouveaux abattoirs le long du Cadereau transforment complètement le quartier et génèrent une animation et une circulation intenses dans tout ce secteur de la ville.

Plan 1896 - d’après plan Liotard(© Bibliothèque Carré d’Art) - Marché aux bestiaux carte postale ancienne (©collection particulière)

Dans les années 1870, le Cours Neuf, qui prend le nom de boulevard de la République, est prolongé jusqu’au viaduc du chemin de fer. L’aménagement prévoit un large espace de promenade au centre, deux routes charretières de chaque côté bordées d’arbres et de vastes trottoirs larges de 9 mètres. Ce n’est que sous la municipalité de Jean Bousquet à la fin du XXe siècle que le prolongement de l’avenue est réalisé au delà du viaduc du chemin de fer reliant ainsi cet axe majeur avec le périphérique sud, les autoroutes et les Costières.

Plan 1872 aménagement du Cours Neuf (©Archives départementales du Gard)

L’édification de la maison dite « art déco »

La maison qui nous intéresse a été construite en 1905 par les époux Roger-Bétrine sur une parcelle située au coin des allées Jean Jaurès et de la rue de l’Abattoir face au grand marché aux bestiaux.

A la fin du XIXe siècle, cette zone, encore fortement agricole, est occupée par des terres plantées en vignes et oliviers dont plusieurs appartiennent à François Verdelhan, propriétaire rentier de l’immobilier. Il possède aussi à cet endroit une petite maison et un  bâtiment rural à usage agricole. La prolongation du boulevard de la République jusqu’au viaduc dans les années 1870 et la spéculation immobilière qui s’ensuit, poussent François Verdelhan à vendre des parcelles à des négociants ou rentiers nimois, soucieux de construire dans ce secteur, récemment viabilisé. Ces derniers se comportent parfois eux-mêmes en promoteurs.

C’est le cas de Léon Roger, négociant, devenu propriétaire de plusieurs parcelles en bordure de la rue de l’Abattoir, autrefois appelée rue de l’Egorgeoir. Il y construit une première maison en 1896 avec un entrepôt, maison vite agrandie, puis une seconde maison qui revient en héritage à un parent, Albert Roger, marié à Berthe Bétrine, native de Vergèze. Les époux Roger-Bertine achètent en 1905 à Mademoiselle Alphonsine Chabal, domiciliée à Lyon, la parcelle de 800 m2 contiguë à leur domicile de la rue de l’Abattoir pour y construire la villa de leur rêves. Madame Berthe Roger-Bertine, devenue veuve, y réside jusqu’en 1935 puis la revend à Jules-Henri Urbain, militaire venu prendre sa retraite à Nîmes. La veuve de ce dernier, Rose Urbain-Sales, continue d’y habiter jusqu’à son décès.

Nous n’avons pas d’éléments aux Archives municipales concernant l’architecte de cette maison. Ce dernier a sans doute travaillé sur commande pour répondre aux désirs des époux Roger-Bétrine, s’inspirant peut-être de maisons déjà existantes sur la ville. Parmi les architectes renommés sur les chantiers nîmois à l’articulation du XIXe et XXe siècles, on peut citer Auguste Augière et Gustave Arnaud qui ont signé des immeubles de grande qualité, fort différents et originaux, conformes aux désirs de leurs commanditaires et dont certains présentent des caractères similaires à cette maison comme la présence d’une sous-toiture en bois.

Sous toitures en bois (maisons 82 ter allées Jean Jaurès et 35 rue Cité Foulc) (©photo F.Cabane)

Les façades de la maison art déco

La façade principale, orientée plein est, ouvrait sur l’avenue Jean Jaurès. Dissymétrique, elle présentait deux parties distinctes, situées dans le même alignement mais avec des hauteurs différentes : une sorte de tourelle à gauche avec une seule travée, développée sur deux étages et décorée d’un balcon tandis que sur la partie droite, le bâtiment où se trouvait la porte d’entrée de la maison n’offrait qu’un seul étage avec deux travées. Les toitures des deux séquences, de hauteur et de taille différentes, étaient à quatre pans et décorées d’épis de faitage en terre cuite.

Façade sur les allées Jean Jaurès. Tourelle avec détails toiture et_balcon (©photos F.Cabane)

La tourelle située sur la gauche de la façade présentait des éléments de décor très originaux, caractéristiques de ces courants d’architecture du début du XXe siècle qui innovent. La toiture venait largement en débord sur la façade avec un dessous habillé de bois. On observait également sous la toiture de surprenantes consoles de bois encadrant des éléments peints. Chacune des consoles reposait sur un culot de pierre sculpté, souligné par des carreaux de faïences colorées en bleu et marron.

La fenêtre placée juste sous la toiture présentait des coussinets à redents, un appui de pierre en forme de H surplombant une allège de briques jaunes. Plus bas, une porte-fenêtre soulignée d’un entablement mouluré cintré était habillée de jolis volets rabattables, finement persiennés. Elle ouvrait sur un balcon muni d’un garde-corps en fonte de très belle qualité dont les motifs se répétaient sur les autres ferronneries de la maison. De puissantes consoles soutenaient le balcon et encadraient la fenêtre du rez-de-chaussée dont les volets pleins étaient ajourés dans la partie haute à l’aide d’un élégant motif.

Partie droite de la façade sur les allées Jean Jaurès ; détails porte, imposte, fenêtre à coussinets (©photos FC)

La partie droite de la façade, plus basse, reprenait le même vocabulaire décoratif avec des fenêtres à coussinets qui accentuent les jeux d’ombre et de lumière. Le jour d’imposte situé au-dessus de la porte était habillé d’une grille de très belle facture. Un appareillage polygonal de pierres avec des joints en ciment marquait le sous-bassement de cette partie de la maison.

La façade située sur la rue de l’Abattoir était imposante avec trois travées, mais aussi plus sobre en raison de la symétrie adoptée. On y retrouvait les éléments de décor déjà observés sur la façade des allées Jean Jaurès, à savoir les fenêtres à coussinets, les entablements de pierre droits ou cintrés, les allèges en briques jaunes, les volets persiennés à l’étage et pleins au rez-de-chaussée, le soubassement en appareil polygonal. Un portail assez monumental et un petit portillon ouvraient sur un jardin en contrebas de la maison. La partie ouest de ce jardin côté rue de l’Abattoir avait été amputée par la construction d’un vaste bâtiment peu esthétique.

Façade rue des Abattoirs et portail (©photo C.Potay)

La façade sur le jardin orientée au sud se devinait depuis la rue malgré un haut mur pour cacher le jardin. Dans le prolongement de la tourelle, elle présentait deux étages dont le premier était orné d’un long balcon porté par de lourdes consoles similaires à celles de la façade des allées Jean Jaurès. Là encore, se retrouvaient tous les éléments décoratifs déclinés sur cette maison fort originale. Au rez-de-chaussée, une terrasse surplombait le jardin.

Façade sur le jardin (©photo C.Potay)

La qualité des ferronneries de cette maison s’explique par l’attention toute particulière que portent les architectes du mouvement art déco au travail artisanal. Né en Angleterre vers 1860, le mouvement « Arts and Crafts » (Art et artisanat) réhabilite et promeut le travail artisanal et se développe dans toute l’Europe à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle dans un contexte où le progrès technique privilégiait les objets usinés par rapport aux objets faits main. Les architectes des courants art nouveau puis art déco participent à cette reconnaissance du travail artisanal de qualité.

Décors des balcons , de l’imposte et des gardes-corps des fenêtres (©photos F.Cabane).

Le plan est celui d’une maison bourgeoise comme on en trouve beaucoup à Nîmes en ce début de XXe siècle. Depuis la porte d’entrée, quelques marches menaient à un palier joliment décoré de mosaïques. La découverte de mosaïques romaines et le talent des mosaïstes italiens de la famille Mora installés dans la ville depuis 1850 expliquent l’engouement de la bourgeoisie nîmoise pour ces pavements colorés, associant bordures aux motifs géométriques ou floraux et élément central de forme circulaire. Salons de réception, salle à manger ouvrant sur le jardin, cuisine derrière le grand escalier occupaient le rez de chaussée ainsi qu’un escalier de service pour les domestiques. L’étage était réservé aux chambres, souvent de grande taille avec cheminées et plafonds stuqués.

D’autres maisons art déco sur les allées…

Les allées Jean Jaurès recèlent d’autres constructions de grande qualité qui témoignent de l’architecture art déco du début du XXe siècle comme la maison située au 82 ter qui présente une tourelle et une belle porte d’entrée ou les magnifiques « maisons paquebot » des numéros 33 et 57 sans compter la très originale maison aux briques et faïences au n°9 du « Jeanjau » comme disent les Nîmois !

Maisons art déco N° 33, 57, allées Jean Jaurès(© photos F.Cabane)
Maisons N° 82 ter et N°9 allées Jean Jaurès (photos F.Cabane)

Un patrimoine disparu

L’Académie de Nîmes, représentée par son président et les membres de la commission patrimoine, souhaitait la préservation de cette maison, en raison de son intérêt architectural et de son appartenance à un style peu illustré à Nîmes. A défaut d’avoir pu éviter sa démolition en juin 2021 pour faire place à un immeuble de rapport, cette fiche descriptive a été élaborée afin d’en conserver la mémoire…

Francine Cabane, juillet 2021

Sources :

  • Potay, Corinne, 58 ter avenue Jean Jaurès Parcelle EH0398, Archives municipales /
    janvier 2020
  • Bruguerolle, Antoine, Promenade architecturale et urbaine sur l’avenue Jean Jaurès, communication à l’Académie de Nîmes, 2 juillet 2021
  • Bruguerolle Antoine, Deronne Hélène, Fiche « L’art déco à Nîmes » Promenade dans les faubourgs, Académie de Nîmes, https://patrimoine.academiedenimes.org, mai 2021
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