SQUARE DE LA BOUQUERIE
Le nombre des places, des squares, des jardins à Nîmes est important. L’aspect minéral, conséquence de certains aménagements comme le pourtour des Arènes, nous fait oublier que Nîmes possède un patrimoine végétal de 372 hectares d’espaces verts très diversifiés, allant des jardins historiques de la Fontaine au domaine sportif de la Bastide, en passant par de nombreux îlots de verdure, comme le square de la Bouquerie, agrémentés de bassins et de sculptures.
L’aspect du square de la Bouquerie a beaucoup changé au cours des siècles. Longtemps, à cet emplacement se trouvait une des portes principales de la ville médiévale, la porte de la Bouquerie, qui ouvrait sur le quartier des bouchers. Les animaux, en provenance de la garrigue, particulièrement les moutons, arrivaient en ce lieu avant d’être tués et dépecés pour leur viande, leur laine et leur peau. Le faubourg dit de la Bouquerie se développe dès le XVIe siècle sous l’impulsion du commerce de la soie. Après la Révolution française, lorsque le rempart médiéval est détruit, des entreprises de châles, tapis, tissus décoratifs, bonneterie s’installent dans ce quartier.
La sculpture du Faune dansant
Le square de la Bouquerie accueille deux sculptures, la Femme aux pigeons par André Méric et, lui faisant face, le Faune dansant par Joseph Bernard.
Tandis que la Femme aux pigeons forme un bloc solidement posé sur son socle, le Faune dansant, lui, s’élance dans les airs, se détache du bloc, seule l’extrémité de son pied soudé au socle lui permet de trouver son équilibre, son centre de gravité et de se maintenir. Nous restons émerveillés par cette prouesse technique.
Dénudé, les bras lancés dans les airs et formant comme une corolle autour de son visage, il montre un corps musclé, proportionné, beau dans sa plastique de danseur. Il danse au rythme des castagnettes qu’il tient dans ses mains. Sur son visage aux yeux mi-clos, un sourire d’extase se dessine sur les lèvres. Sur la tranche de la terrasse qui est en bronze, se trouve la signature de l’artiste en bas, à droite. Sur le plat de la terrasse, la coquille avec la lettre M est la marque de la fonderie Coubertin. Joseph Bernard avait réalisé une première épreuve en plâtre en 1912 qui avait été achetée par l’État en 1927. Le bronze, réalisé à partir du plâtre, avait été acheté cette même année, par le maire de Lyon, Édouard Herriot, pour l’installer au parc de la Tête d’Or. Un exemplaire en bronze, fondu par la maison Rudie, fait partie des collections du musée d’Orsay à Paris.
Une histoire d’amitié explique la raison pour laquelle cette œuvre fait partie du patrimoine public de la ville de Nîmes. Jean Bernard, fils unique de l’artiste, est en lien d’amitié avec Armand Pellier, architecte et artiste nîmois. Il lui offre cet exemplaire du faune à condition, qu’à sa mort, la statue soit donnée à la ville de Nîmes. Armand Pellier meurt en 1989. C’est grâce à l’intervention de deux autres artistes, Daniel Souriou, sculpteur qui fut correspondant à l’Académie de Nîmes et Claude Viallat, peintre nîmois mondialement connu, que le Faune dansant, en 1998, sous le mandat d’Alain Clary, alors maire de Nîmes, fut installé au square de la Bouquerie.
L’édition originale comprend 25 exemplaires, mais le nombre de tirages est encore à ce jour incertain, probablement une dizaine. Le Faune dansant est une des rares figures isolées que réalise Joseph Bernard en 1912. Ses biographes écrivent qu’il se serait inspiré de l’interprétation du célèbre danseur Vaslav Nijinski qui avait créé la chorégraphie du Prélude de l’après-midi d’un faune dont la musique avait été écrite par Claude Debussy et donnée au Théâtre du Châtelet à Paris en 1912.
Qui est Joseph Bernard ?
Joseph Bernard naît à Vienne dans l’Isère le 17 janvier 1866 et décède à Boulogne-Billancourt dans les Hauts-de-Seine le 7 janvier 1931. Fils d’un tailleur de pierre, c’est en regardant son père travailler qu’il apprend, dans sa jeunesse, à tailler directement la pierre et le marbre. Grâce à une bourse, il entre à l’École des beaux-arts de Lyon en 1881 dans l’atelier de Joseph Fabisch (1812-1886) où il pratique l’anatomie, le modelage et le dessin, puis il entre en 1887 à l’École des beaux-arts de Paris où il est admis dans l’atelier de Jules Cavelier (1814-1894). Il ne semble pas avoir été très assidu, travaillant dans une imprimerie la nuit et sculptant le jour. C’est le sculpteur Auguste Rodin qui domine, par le génie de son œuvre, la scène artistique de la sculpture française à cette époque-là. Bien que n’entrant pas dans son atelier, voulant rester un artiste indépendant, il est, comme toute sa génération, influencé par le maître. Ses premières œuvres en témoignent (L’espoir vaincu, 1893).
À partir de 1892 et jusqu’en 1900, il expose au Salon des Artistes français (sauf en 1897), salon incontournable pour essayer de se faire connaître et reconnaître. Sa première commande publique fut le Monument à Michel Servet pour sa ville natale de Vienne, en Isère, réalisée entre 1905 et 1911. Le portrait fut exécuté en taille directe et sera salué comme un témoin du retour au métier de sculpteur. De 1905 à 1913-1914, ce fut une période très productive : Effort vers la nature (vers 1906-1907, Musée d’Orsay, Paris), le Sphinx, la Frise de la danse en 1911, qu’il réalise pour le salon de musique de l’hôtel particulier de son ami Paul Nocard à Neuilly. L’œuvre fait partie maintenant des collections du Musée d’Orsay (Paris).
Progressivement, ses œuvres se font davantage remarquer. En 1913, il se fait connaître à l’international grâce à la Jeune Fille à la cruche (1910), exposée lors de l’International Exhibition of Modern Art (ou Armory Show), réunissant plusieurs milliers de visiteurs à New-York. Frappé par une congestion cérébrale qui le laisse hémiplégique, il est obligé de ralentir son activité. En 1914, la galerie parisienne Manzi-Joyant lui consacre une importante exposition. Il ne recommence à dessiner qu’en 1917 et à sculpter en 1918. Malencontreusement, en 1921 lors de son déménagement dans son nouvel atelier à Boulogne-sur-Seine qu’il possédait dans le jardin de sa maison, il détruit un grand nombre de ses œuvres.
La commande en 1924 par l’État français de la Jeunesse charmée par l’Amour qui est placée au Petit Palais à Paris, témoigne de son succès grandissant. En 1925, il est présent à l’Exposition internationale des Arts décoratifs et industriels modernes aux côtés de François Pompon et de Roger Reboussin dans le pavillon de Ruhlmann, un ami proche, avec de nombreuses œuvres en bronze ainsi qu’une version agrandie de La Frise de la Danse. Il participe à d’autres expositions comme celle de la Douce France, continue à recevoir des commandes de l’État, et sur la fin de sa vie se consacre au dessin et à l’aquarelle. À la fin des années 1920, il se tourne davantage vers le modelage, le dessin, et l’aquarelle.
En 1932, un an après sa disparition, une exposition rétrospective lui est consacrée à l’Orangerie des Tuileries à Paris.
Fortement apprécié de son vivant par la qualité de son esthétique, il fut considéré comme le chef de file du retour à la taille directe, titre et reconnaissance qu’il refusa vivement en raison de son caractère très indépendant.
Sa stylistique
Dans la jeunesse de Joseph Bernard, Auguste Rodin dominait, nous l’avons déjà souligné et il ne peut échapper à cette influence. Dans ses premières œuvres, il s’appuie sur sa formation académique, et s’inspire grandement des œuvres symbolistes et expressionnistes de Rodin. Par exemple Le Penseur de Rodin l’inspire pour L’espoir vaincu.
Comme « rien ne pousse à l’ombre d’un grand arbre » pour reprendre une citation d’Antoine Bourdelle qui fut l’un des élèves de Rodin, Joseph Bernard progressivement s’en détache. Son style s’impose : épuration de la forme, modelé synthétique, sculpture lisse. La Frise de la Danse 1910-1912 (Paris, musée d’Orsay), thème de prédilection de l’artiste, est taillée directement dans un marbre légèrement gris ; sur plus de 5 mètres de long, trois bas-reliefs insérés entre deux pilastres et deux colonnes présentent les allégories du Chant, de la Musique et de la Danse. Il réalise quelques années plus tard deux petits reliefs, taillés dans un marbre plus blanc et opaque, figurant des groupes d’enfants sous des arbres et transformant l’œuvre en une frise continue.
C’est la pièce maîtresse qui révèle sa stylistique : couple dansant, danseuses, jeunes filles, stylisées, simples et féminines, animées d’une douce émotion. Ses personnages sont alignés sur un plan unique, recherchant à suggérer le rythme et l’expression.
C’est saisir le mouvement dans une œuvre par définition statique qui l’intéresse. Ainsi la Jeune fille à la cruche de 1910 (Musée d’Orsay, Paris) révèle sa stylistique : debout, dénudée, elle tient de sa main droite une cruche qui semble bien lourde et rend son équilibre précaire.
Il recherche le centre de gravité, l’instant de captation du mouvement, l’équilibre des masses : le bras gauche et la position de la tête tournée vers la gauche contrebalancent le poids de la cruche portée par la main droite. Avec ses pieds « en dedans » et ses jambes fléchies, la jeune fille semble en position précaire, alors que le centre de gravité est assuré par la jambe droite qui s’avance. Ce jeu savant de déséquilibre, du rapport des masses et du centre de gravité se retrouve dans le Faune dansant du square de la Bouquerie. La surface lisse, bien polie, pour que la lumière glisse sans obstacles est aussi une caractéristique de son style. Dans ses œuvres sobres, denses, démunies de détails à la recherche de l’instantanéité et de l’équilibre, l’essentiel est dit.
Dès 1905, il sculpte en utilisant la technique de la taille directe. Il en tire des volumes plus denses, des formes plus simples. Il est l’un des principaux protagonistes et les sculpteurs de son époque le suivent pour concevoir leurs œuvres avec la technique de la taille directe.
L’œuvre de Joseph Bernard enrichit la qualité du patrimoine de Nîmes. Témoin d’une époque, début du XXe siècle, elle illustre la réaction de certains artistes sculpteurs au post-rodinien et ouvre une voie indépendante entre l’expressionnisme d’Antoine Bourdelle et le classicisme d’Aristide Maillol.
Dans nos promenades nîmoises, arrêtons-nous et regardons le Faune dansant, prouesse technique, évocation de la grâce et de la beauté.
Des exemplaires de l’œuvre de Joseph Bernard sont présents dans de nombreuses collections publiques, comme le musée de Grenoble, le musée des Beaux-arts de Lyon, le musée d’Orsay (Paris) qui conserve le second fonds d’œuvre du sculpteur le plus important après celui de la fondation de Coubertin, cofondé par le fils de l’artiste.
Hélène Deronne
Janvier 2024.
Sources
Carlier (Sylvie), Massé (Alice) (dir.), Joseph Bernard, 1866-1931. De pierre et de volupté [catalogue d’exposition, Villefranche-sur-Saône, musée municipal Paul-Dini, 18 octobre 2020 – 21 février 2021 ; Roubaix, La Piscine-Musée d’Art et d’Industrie André-Diligent, 20 mars – 20 juin 2021], Gand, Snoeck, 2020.
Boisgibault (Françoise), « Joseph Bernard ou la Modernité d’un Classique », L’Objet d’art, n°384, Éditions Faton, octobre 2003, p. 40-47.
Les photographies qui illustrent le texte :
©Madeleine Giacomoni déjà citée dans le texte
Pour les autres photographies d’œuvres, Google images samedi 6 août entre 15h et 18h