La maison natale des sœurs Long

14 Grand-rue

Maison natale des sœurs Long (© photo F.Cabane)

Au numéro 14 de la Grand-rue à Nîmes, une plaque signale la maison natale de Marguerite Long (Nîmes, 13 novembre 1874 – Paris, 13 février 1966), pianiste de renommée internationale.

Une enfance nîmoise

Acte de naissance de Marguerite Long (© Archives municipales Nîmes)

Dans cette rue commerçante sous la IIIe République, les sœurs Long, Claire et Marguerite, s’épanouissent auprès « de parents compréhensifs et tendres » (dixit Marguerite) sous les auspices de la musique. En effet, au siècle des Pleyel et Erard, toute famille bourgeoise possède au cœur du salon, un piano. Claire, l’aînée reçoit les leçons du pianiste Charles-Amédée Mager né en 1835 et disciple d’Antoine Marmontel, célèbre enseignant du Conservatoire de Paris dans la classe duquel Mager obtint le 1er accessit en 1853.

Ce savoir-faire est aussitôt transmis à la cadette Marguerite qui se souvient : « Elle dirigeait mes études de piano et je menais de front le lycée et le Conservatoire […] je travaillais bien, me rebellant souvent contre la discipline qu’elle voulait m’imposer ». Appliquée et volontaire, l’enfant a le désir de souscrire aux attentes parentales. Dans une lettre manuscrite du 31 décembre 1880 (fonds Marguerite Long, série 81 J, Archives départementales du Gard), elle écrit : « Je serai toujours bien sage. (…) J’étudiré bien mon piano, je vous le promez afin que l’année prochaine je puisse joué une jolie valse ou une polka pour le nouvel an ».

Lorsque la famille subit la précoce disparition de la mère en 1890, Pierre Long sait plaider sa cause auprès de l’administration municipale pour solliciter un soutien financier aux études de sa jeune Marguerite au Conservatoire de Paris. Exigé par l’administration, le rapport de police est éloquent sur les sacrifices consentis par le clan familial qui s’est replié dans l’appartement de la belle-mère au n°6 de la rue Fresque : « Le nommé ci-contre [Pierre Long] n’est pas employé au chemin de fer, mais simple commis chez un marchand de vins où il gagne 30 francs par mois, il habite chez sa belle-mère, âgée elle-même de 72 ans, il a en outre une fille, Claire Long, qui est professeur de piano au conservatoire de Nîmes et qui supporte toutes les charges de la maison. La deuxième fille est élève au conservatoire de Paris (1) ».

Dans ses souvenirs de dame âgée, Marguerite évoque deux fréquentations nîmoises qui l’ont façonnée avant de rallier Paris : les représentations à l’Opéra de Nîmes – Faust et Les Huguenots en particulier – et les rituels tauromachiques : « Finies les éblouissantes Corso de Toros ! J’aimais passionnément « mes » arènes, la foule des 30.000 spectateurs pressés sur ses gradins, vivante des mêmes troubles sensations ; j’avais une âme d’aficionado : les détails des costumes de lumière, la minute de Vérité, les subtilités des passes de muleta n’avaient pas de secret pour moi. Ma seule punition réelle était justement d’être privée d’aller aux corridas (1). »

Le parcours de Claire Marie Louise

Entre temps, Claire Marie Louise Long (1867-1954) passe l’examen de recrutement de « professeur de piano au cours de jeunes filles (3) » de l’Ecole municipale de musique, à l’âge de dix-sept ans. Parmi les onze candidates, Claire remporte les suffrages du jury le 28 octobre 1884 et fait aussitôt sa rentrée d’enseignante nîmoise (4) . Au sein de sa classe féminine figure évidemment sa jeune sœur, qu’elle conduit en quatre ans au Prix de piano (1888) de l’établissement, récemment promu « école nationale de musique (5) ». Par générosité pour sa sœur si douée, Claire accorde trois heures supplémentaires afin de fonder le cours supérieur de piano, au vu du rapport d’inspection du 5 juillet 1888 : « Je ne puis que signaler le professeur Mlle Long, qui, par zèle pour l’Ecole, fait un cours supérieur sans rétribution (6) . »

Si la classe féminine de piano et celles de chant lyrique, de solfège « filles » forment une avancée considérable dans les processus de féminisation de l’enseignement spécialisé avant la Grande Guerre, la destinée de Claire dévoile les freins du patriarcat. Par une lettre du 21 septembre 1898, elle démissionne de son poste lorsqu’elle épouse le commandant Joseph Marquier. Comment ne pas entrevoir de violence symbolique lorsque leur acte de mariage stipule une semaine plus tard : « Claire Long, sans profession […] (7) » ? Quatorze années d’enseignement musical public demeurent donc la seule émancipation socioculturelle de l’aînée des sœurs Long.

Le parcours de Marguerite-Marie-Charlotte

Au Conservatoire de Nîmes, après sa prestation du Concerto en ré mineur de W. A. Mozart l’année de son 1er Prix (1888), Marguerite est maintenue en perfectionnement auprès de Claire Long, jusqu’au concert de distribution des prix au Grand Théâtre, le 29 juillet 1889 (8) .

Elle y interprète le Grand concerto en si mineur de J.N. Hummel : « Mlle Long a exécuté brillamment sur le piano un Concerto d’Hummel […]. Malgré une chaleur suffocante, la salle du Théâtre n’a cessé d’être bondée depuis le parterre jusqu’aux 4e galeries (9) ».

Programme du concert de distribution des prix de l’Ecole de musique de Nîmes, 29 juillet 1889 (©AM).

Remarquée par l’inspecteur de la musique, Gustave Larroumée, membre du Conseil d’enseignement du Conservatoire de Paris, elle se présente au concours d’entrée dudit Conservatoire et y accède dès la rentrée 1889. La bourse d’études parisiennes, sollicitée et obtenue par le directeur du Conservatoire de Nîmes, met en avant le profil de pionnière de la jeune pianiste : « C’est la première fois que l’Ecole de Musique de Nîmes peut présenter une élève capable de suivre avec honneur les classes du Conservatoire de Paris. (10) » Ses études fulgurantes – 1re médaille en classe préparatoire en 1890 ; 1er Prix de piano dans la classe « femmes » en 1891 – lui ouvrent une carrière nationale tout en lui offrant l’autonomie financière : la rente annuelle de 1.200 francs du Prix Popelin dont elle est lauréate. Dès lors, son ascension devient permanente et s’élargit peu à peu à l’espace international, tant sur l’estrade de concert que dans son activité de pédagogue. Tous ces aspects, connus et documentés (voir notre sélection bibliographique), sont ici simplement condensés.

La pianiste concertiste devient spécialiste du répertoire romantique à Paris (de Beethoven à F. Liszt) tout en cultivant un lien d’interprète auprès des compositeurs contemporains, Gabriel Fauré, Claude Debussy, Maurice Ravel et même le jeune Francis Poulenc. Lorsque Debussy vante ses talents lors d’une création (« les doigts de Madame M. Long semblaient s’être multipliés (11) »), la pianiste passe à la postérité mondiale en créant le fameux Concerto en sol de Ravel dont elle est dédicataire (salle Pleyel, 14 janvier 1932). Lors de la tournée européenne qui s’enchaîne, la consécration de l’un et de l’autre est décisive et Ravel lui dédicace une photo « A M. Long recordwoman du Concerto, M.R. ». Elle continuera à diffuser ce Concerto jusque dans ses tournées en Amérique latine, après-guerre.

Portraits de Marguerite Long de la Belle Epoque aux années 60 (© collection particulière)

Pour l’autre versant, celui de la pédagogie, elle sera professeure au Conservatoire de Paris – en classe préparatoire en 1906, en classe supérieure en 1920, puis fondatrice du Cours Long-Thibaut en 1941 avec le violoniste Jacques Thibaut, son partenaire chambriste. Les mêmes artistes fondent le Concours Long-Thibaut (national en 1943, international dès 1947), manifestation qui révéla tant d’instrumentistes prodigieux : Samson François, Aldo Ciccolini, Deborah Nemtanu, etc … Sans descendance depuis son (jeune) veuvage (12) , Marguerite lègue sa fortune au Concours Long-Thibaut, qui de nos jours, s’élargit au chant lyrique. Et ce, en accolant le nom d’une autre lycéenne nîmoise devenue artiste internationale, Régine Crespin !

Durement conquis, le parcours de pionnière offre à la pianiste une audience internationale par le disque et la radio, ainsi qu’un statut social relativement luxueux. De son appartement parisien jusqu’à ses sorties avec la gentry culturelle, de Jean Cocteau à Pablo Picasso, de Nadia Boulanger à Marcel Landowski, la diva aux colliers de perles s’exprime toujours avec franchise.

Depuis la Grand-rue de Nîmes, les parcours de Claire et de Marguerite dévoilent les inégalités dans les processus d’émancipation socioculturelle des femmes sous la IIIe République. Par l’heureuse conjonction d’une politique positivement discriminatoire à l’égard des musiciennes nîmoises d’une part, de la solidarité sororale d’autre part, la victoire internationale de l’artiste Marguerite n’éclipse pas la relégation de l’enseignante Claire.

Sabine TEULON-LARDIC
Septembre 2022

Pour aller plus loin … sélection discographique

  • Debussy, C., Deux Arabesques, Jardins sous la pluie, EMI CO51 16 349.
  • Fauré, G., quatuors avec piano, EMI CDH 769794-2.
  • Marguerite Long au piano, Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire, coffret EMI Classics, 7243 5 72245 29 (CD 1 : Chopin, Fauré, Ravel, Milhaud, CD 2 : Mozart, Beethoven).

Sélection bibliographique

  • Dunoyer de Segonzac, Cécile, Marguerite Long (1874 – 1966). Un siècle de vie musicale française, édition Findakly, 1993.
  • Long, Marguerite, Au piano avec Gabriel Fauré, René Julliard, 1960.
  • Long, Marguerite, Au piano avec Claude Debussy, René Julliard, 1960.
  • Long, Marguerite, Au piano avec Maurice Ravel, René Julliard, 1971.
  • Teulon Lardic, Sabine, Marguerite Long, une pianiste nîmoise actrice de son devenir, Mardis universitaires de Vauban, Nîmes, 2004.
  • Weill, Janine, Marguerite Long, une vie fascinante, Julliard, 1969.

Notes

  1. Rapport du Commissaire de police, 9 novembre 1891, Mairie de Nîmes (fonds Marguerite Long, AmN).
  2. Marguerite Long, Au piano avec Gabriel Fauré, p. 17.
  3. Par arrêté municipal du 1er septembre 1884.
  4. Arrêté municipal pré-daté du 11 septembre 1884 (AmN, série 1 R 369).
  5. Délibération du Conseil municipal de la Ville de Nîmes, 18 novembre 1885
  6. Rapport d’inspection de l’E.N.M. de Nîmes, 1888 (AmN, série 1 R 369).
  7. Acte de mariage de Claire Long et de Joseph Marquier n° 402, Table des mariages, 28 septembre 1898 (AmN).
  8. Programme du concert de distribution des prix de l’E.N.M. de Nîmes, 29 juillet 1889 (AmN, série 1 R 369).
  9. Le Journal du Midi, 31 juillet 1889.
  10. Cf. Victor Delaruelle, Liste par ordre de mérite des élèves proposés par le directeur pour le prix accordé par le Ministre, 10 juillet 1889, lettre manuscrite (AmN, série 1 R 369).
  11. Claude Debussy, « Lettre à Roger-Ducasse, 9 mai 1917 », Correspondance (1872-1918), F. Lesure et D. Herlin édit., Gallimard, 2005, p. 2108.
  12. Epouse du musicologue Joseph de Marliave, décédé au combat dès la première année de la Grande Guerre.
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